Proximité plutôt que Mobilité

 

 
 
                par CÉDRIC ENJALBERT   –   le 18 février 2020
 
 
 

L’espace-temps, enjeu des municipales

À moins d’un mois de l’élection des maires en France, les propositions fusent et les candidats redoublent d’inventivité. Au point d’envisager la ville comme un temps vécu et non seulement comme un espace construit, dans les pas du philosophe Henri Lefebvre.

La campagne pour les élections municipales, dont le premier tour aura lieu le 15 mars, bat son plein. Les candidats rivalisent de propositions, plus ou moins saugrenues, pour rendre leur programme attractif et la ville prétendument plus conviviale, notamment à Paris. Benjamin Griveaux, le candidat de La République en marche, est ainsi moqué pour avoir soutenu le remplacement de la gare de l’Est par un Central Park à la française ou la création de « managers de rues » afin de répondre aux problèmes liés à l’espace public. Anne Hidalgo, la maire sortante, s’est elle entourée d’une équipe éclectique – écrivains, climatologues, universitaires –, chargée d’imaginer les grandes lignes de sa politique. Elle a fait de « la ville du quart d’heure » un point fort de son projet. De quoi s’agit-il ? De permettre l’accès immédiat aux « besoins essentiels de la vie », de « réunir, à un quart d’heure de chez soi à pied ou en mobilité active, l’ensemble des éléments qui font que l’on est plus ou moins heureux. C’est-à-dire habiter, travailler, s’approvisionner, se soigner, s’éduquer, avoir des loisirs », précise Carlos Moreno, spécialiste de la ville intelligente, enseignant à la Sorbonne. C’est lui qui, pour cette campagne électorale, a réactivé une idée développée autrefois par l’urbaniste et sociologue François Ascher. Ce dernier a montré dans les années 1990 combien le développement des technologies portables et multimédia a favorisé la mobilité, comment l’extension du capitalisme et l’augmentation de la productivité ont nourri le rêve d’une ville active jour et nuit, 24 heures sur 24. Il en conclut à la nécessité de prendre en compte dans les plans d’urbanisme non plus seulement les inégalités spatiales mais aussi les « ségrégations temporelles », d’établir « une qualification temporelle des différents territoires », ce qu’il appelle précisément le « chrono-urbanisme ».

Aujourd’hui, la question s’est transformée. L’enjeu n’est plus tant la mobilité que la proximité. Puisque la densité de l’infra­structure dans la capitale laisse peu de place aux nouveaux projets architecturaux, que le réseau de transports est saturé, les moyens d’actions semblent reposer moins sur la forme du bâti que sur ses usages, moins sur l’espace tel qu’il est construit que sur l’espace tel qu’il est vécu. Cette distinction elle-même n’est pas complètement neuve. L’un des premiers à la mettre en avant est le philosophe marxiste Henri Lefebvre, qui fut une figure importante de la pensée de l’urbanisme dans les années 1960. Il initie un motif devenu prééminent : la réappropriation de la ville par ses habitants. Il publie en 1968 Le Droit à la ville qui devient rapidement un classique des études d’architecture. Il y insiste sur ce qui sépare l’espace perçu – la ville – et l’espace conçu – l’urbain. Henri Lefebvre s’essaie ainsi à une phénoménologie de la ville, attentif à sa « morphologie » et à la production de l’espace. « Peut-être, écrit-il, devrions-nous ici introduire une distinction entre la ville, réalité présente, immédiate, donnée pratico-sensible, architecturale, et d’autre part l’urbain, réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou à reconstruire par la pensée. » 

La conception contemporaine de la ville s’appuierait donc sur deux piliers : d’une part, une pensée du temps et non plus seulement de l’espace, bref d’un espace-temps ; d’autre part, la prééminence donnée à la perception d’une ambiance « pratico-sensible ». Mais en insistant autant sur l’espace vécu, à travers des propositions d’aménagements spatio-temporels – comme la réorganisation décorative des places, les façades et toitures végétalisées ou les forêts urbaines dont la vertu écologique a été mise en doute –, les candidats ne risquent-ils pas de nourrir un dangereux déséquilibre, de surestimer l’importance de l’espace perçu aux dépens d’une véritable logique urbaine, de tabler sur la seule perception architecturale en minorant la réalité sociale ? Alors que le prix des logements explose et que l’habitat social manque, ne sont-ils pas en train de privilégier le cosmétique en oubliant le politique ?

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