↑    Yves Morieux est l’une des figures du cabinet de conseil BCG (Louise Oligny)

par François VidalJean-Marc Vittori   –   le 22 mars 2019

Yves Morieux : « Les entreprises adoptent des organisations de moins en moins efficaces »

INTERVIEW – Les entreprises n’ont pas encore adapté leur organisation aux technologies numériques, estime le consultant Yves Morieux, directeur de l’Institute for Organization du BCG. Elles ont compliqué leur organisation au détriment de leur efficacité. Pour changer la donne, il faut remettre les managers au coeur de l’action.

La croissance n’a cessé de ralentir ces dernières décennies dans les pays avancés. Quelle est votre explication ?

L’économiste Paul Krugman explique que « la productivité n’est pas tout, mais, à long terme, c’est pratiquement tout ». Dans la France des années 1960, elle progressait de 7 % par an, ce qui provoquait le doublement du niveau de vie en dix ans. Aujourd’hui, elle augmente de moins de 1 % par an. A ce rythme, il faut plus d’une centaine d’années, environ six générations, pour que le niveau de vie double. On est donc aujourd’hui dans un jeu à somme nulle. Un facteur essentiel est à l’oeuvre, qui échappe aux économistes : les entreprises adoptent des organisations matricielles, de plus en plus compliquées et, donc, de moins en moins efficaces. Elles ont commencé dans les années 1980 avant d’accélérer le mouvement. Sur 650 grandes entreprises mondiales de plus de 10.000 salariés, 31 % d’entre elles avaient une organisation matricielle en 2006. Aujourd’hui, elles sont 77 %. Et la France est à la pointe dans ce domaine.

C’est donc l’organisation des grands groupes qui serait en cause ?

Non. La matrice favorise la coopération au sein de l’entreprise et c’est indispensable dans une économie de plus en plus complexe. Mais la plupart des entreprises ne savent pas faire fonctionner ce type d’organisation. Trop souvent, la matrice vient s’ajouter à une structure hiérarchique. On ajoute de la complication à la complexité. Le meilleur indicateur de cette tendance est la floraison des comités en tout genre pour que la hiérarchie puisse répondre aux nouveaux problèmes qui se posent. Résultat : un processus qui prenait trois jours en moyenne en prend huit aujourd’hui. Toujours en moyenne, il faut sept étapes pour valider une décision. Les managers passent seulement 30 % de leur temps à ajouter de la valeur. Le reste du temps, ils font du reporting sur des dizaines d’indicateurs de performance. Ils gèrent la complication, avec des tâches planifiées qui ont de moins en moins de sens. Le travail implique la sueur, mais la sueur n’implique pas toujours le travail… Du coup, les équipes n’avancent pas avec les bonnes instructions. La France se distingue dans cette course à la complication, avec un temps passé en réunion qui a augmenté ces dernières années onze fois plus vite qu’ailleurs !



Jusqu’où va cette complexité ?

Les entreprises ne cessent d’en rajouter. Une entreprise a en moyenne multiplié par six le nombre d’indicateurs qu’elle emploie pour évaluer sa performance. Le système est donc devenu presque trente-six fois plus complexe ! Et chaque jour ou presque apporte son lot : compliance, intégrité… Ca va devenir encore plus compliqué.

Au passage, cette complication a-t-elle joué un rôle dans l’apparition du mouvement des « gilets jaunes » ?

Absolument. Nos « gilets jaunes » qui manifestent pour leur niveau de vie sont aussi une conséquence de ce phénomène. Les dirigeants politiques ne peuvent pas grand-chose pour éviter la complication des entreprises, mais tout se passe comme si certains citoyens tentaient de réduire la complexité : « Puisque le monde économique ne sait pas y faire face et que cela détruit nos niveaux de vie, eh bien nous allons détruire la complexité. » Tout ce qu’on appelle populisme a pour trait commun une tentative d’endiguer la complexité : par des barrières, des murs, en coupant des liens, quittant une union ou cherchant à s’affranchir d’interdépendances. Mais ce qui caractérise la complexité c’est qu’elle ne se réduit pas. On peut démondialiser les échanges de biens ou services, pas les informations et les data, pas plus que le climat. Quand on refoule la complexité ici, elle revient ailleurs. On ne peut qu’y faire face – c’est le sens du fameux « en même temps » – ou l’ignorer à ses risques et périls. Les dirigeants politiques peuvent créer des règles du jeu, mettre une bonne régulation dans la mondialisation, qui est une manière d’affronter la complexité. Mais le monde économique a un rôle clef pour faire face à la complexité sans devenir compliqué.

La montée en puissance des organisations agiles, inspirée du monde des start-up, ne va-t-elle pas permettre de lutter contre la complexité ?

Sur le papier, on pouvait l’espérer. Mais cette prétendue « agilité » est contre-productive quand elle est mal comprise et mal mise en place. Le « mode projet » qui permet à une équipe limitée de mener à bien une initiative dans des délais raccourcis vient souvent s’ajouter à l’organisation existante et donc à la hiérarchie. Au-delà, l’émergence des nouvelles technologies qui devait accroître la productivité provoque, au contraire, des embolies en automatisant la complexité. Le nombre de courriels envoyés à plus de dix destinataires a par exemple doublé en dix ans. Nous n’avons toujours pas trouvé la forme d’organisation qui permet de tirer les profits de la révolution des technologies de l’information et de la communication. Les entreprises continuent à travailler comme dans les années 1960.

De grandes entreprises parviennent-elles tout de même à devenir agiles ?

Netflix s’est transformé en quelques années de la location de DVD livrés par La Poste en un leader de la production de programmes et de la vidéo à la demande sur Internet. Son principe de management n’est pas de contrôler par des structures et des procédures mais consiste à mettre en place un contexte qui encourage les bons comportements. Par ses modes de management, Netflix crée un contexte tel que le comportement le plus utile pour chacun coïncide avec celui dont l’entreprise a besoin ici et maintenant, alors même qu’aucune structure ou description de poste ne pourrait décréter à l’avance le comportement requis puisqu’il dépend des circonstances. Ce principe de management est très proche de ce que j’appelle « smart simplicity ».

Ce n’est pas la première fois que la technologie bouleverse la production. Que s’était-il passé lors des précédentes révolutions industrielles ?

Avec la machine à vapeur, le travail est passé du domicile à la manufacture, avec de formidables rendements d’échelle. Avec l’électricité, l’énergie a pu être décentralisée, avec un rayon d’action beaucoup plus grand que les poulies – et des pertes infiniment plus faibles. Frederick Taylor avait ensuite conçu le mode d’emploi du travail scientifique. Aujourd’hui, le management ne s’est pas encore transformé pour exploiter les immenses ressources des nouvelles technologies. Ce n’est pas en empilant des visions plates du monde qu’on en construit une vision sphérique.

Faut-il alors faire disparaître les managers ?

Je suis d’accord avec l’idée de supprimer les « bullshit jobs » inefficaces dont l’existence ne fait que compliquer le fonctionnement des entreprises. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut aussi supprimer les postes de management. Les managers n’ont au contraire jamais été aussi indispensables dès lors qu’ils remplissent bien leur mission de déclinaison des objectifs stratégiques de l’entreprise au quotidien.

Les dirigeants que vous rencontrez ont-ils conscience du problème ?

Quand vous demandez à un PDG quels sont les bénéfices du numérique pour son entreprise, il n’a le plus souvent aucune réponse à vous donner. C’est révélateur de cette révolution managériale qui reste à faire, et qui est le chaînon manquant de la productivité.

Comment aller vers cette révolution managériale ?

L’entreprise doit donner plus d’autonomie à ses managers et donc laisser plus de place au qualitatif, à la subjectivité, au jugement, au bon sens. Il faut accepter le flou, voire en faire l’apologie – même dans les maths, la logique floue a permis des avancées ! En France, cette autonomie des managers est particulièrement importante, car l’exigence d’équité a conduit à chasser toute subjectivité dans l’évaluation des performances. Or dans des entreprises de plus en plus complexes, la recherche obsessionnelle de clarté et d’équité peut devenir contre-productive.

Quels outils employer ?

Il faut d’abord comprendre ce que les managers font vraiment aujourd’hui, comment ils apportent de la valeur. Cela peut paraître évident, mais c’est en réalité très difficile. Aucun des outils classiques de management n’est ici utile, pas plus que la définition de poste, l’organigramme, ou la connaissance des processus. Il y a toujours une distance entre le travail prescrit et le travail réel. En son temps, Taylor avait compris le travail réel, détecté les temps d’inactivité – voire de sabotage. Il faut à nouveau mesurer cette distance entre le prescrit et le réel en mobilisant les avancées des sciences sociales. Avec cet audit, il devient possible de remettre les managers au coeur de l’action, avec leurs équipes, un lieu que la plupart d’entre eux ont déserté depuis longtemps pour se replier dans des réunions ou leur bureau.

Concrètement, comment se traduit ce repositionnement ?

Le manager doit gérer un système, non des individus. Il ne doit plus forcément prendre les décisions mais créer les conditions pour que les équipes prennent les bonnes décisions. Par-dessus tout, il doit favoriser la coopération dans l’entreprise. La coopération est un processus horizontal qui ne peut pas se mesurer à l’échelle individuelle, mais elle doit être évaluée et cette évaluation est forcément subjective. Quand on peut se passer de la subjectivité du manager, on peut se passer du manager lui-même. Et pour gérer un système, le manager doit être sur le terrain, maîtriser la technique. Aujourd’hui, la complexité est beaucoup moins grande vue du sommet que vue de la base : cet écart doit absolument être réduit. Le manager peut alors poser deux questions essentielles à chacun de ses collaborateurs : en quoi puis-je t’aider ? Et quelle aide peux-tu apporter ? La relation de pouvoir en entreprise est par nature asymétrique. Les collaborateurs dépendent plus du manager que l’inverse. Mais en posant ces questions, le manager peut mettre cette inévitable relation de dépendance au service du bien commun.

Dans cette nouvelle organisation, que devient le chef d’entreprise ?

Il impulse le changement. Cette impulsion ne peut pas être déléguée au directeur financier, au responsable des ressources humaines ou au directeur de l’informatique. Elle doit venir du sommet car le changement est systémique, il porte sur le système lui-même. Le chef d’entreprise n’est plus chef d’orchestre. C’est l’innovateur en chef de l’entreprise elle-même.

François Vidal et Jean-Marc Vittori

Share This