↑    Photo © Cécile Muzard

Cet article explicite la différence entre “collaboration” (= la capacité de faire ensemble) et “coopération” (= la capacité de penser ensemble) et montre l’importance de préserver les deux.

            le 14 octobre 2019

Entretien avec l’économiste Éloi Laurent   –  Propos recueillis par : Fabien Trécourt

“Derrière l’âge d’or collaboratif se cache une crise profonde de la coopération”

Nous avons tort de confondre collaboration et coopération, nous avertit Éloi Laurent. L’économiste nous explique comment sauver la coopération, cette « capacité de penser et rêver ensemble » irréductible à la quête d’efficacité.

Pourquoi préférez-vous le modèle coopératif à un système collaboratif ? Quelles différences faites-vous entre les deux ?

On pourrait penser que collaboration et coopération sont simplement synonymes et qu’il est inutile ou artificiel de chercher à les distinguer. À mes yeux, trois éléments essentiels soulignent au contraire la nécessité de le faire :

1) la collaboration s’exerce au moyen du seul travail, tandis que la coopération sollicite l’ensemble des capacités et finalités humaines ;

2) la collaboration est à durée déterminée, tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini ;

3) la collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. C’est d’autant plus important que notre monde est marqué par un paradoxe : la splendeur de la collaboration et la misère de la coopération.

Or ce que je montre, c’est que c’est la coopération – autrement dit l’intelligence collective ou la capacité de penser et rêver ensemble – et non la simple collaboration (la capacité de faire ensemble) qui est la source de la prospérité humaine. De ce point de vue, le contraire de la coopération n’est pas tant la concurrence que la sécession (le fait de ne pas vouloir coopérer) et la défection (le fait de ne plus vouloir coopérer). L’opposition est donc, à mon sens, plus forte entre coopération et collaboration qu’entre coopération et compétition.

“Plus une entreprise est accaparée par la collaboration au détriment de la coopération, moins elle est robuste et durable”

L’entreprise est, plus que tout autre sans doute aujourd’hui, le lieu de l’arbitrage entre coopération et collaboration. Plus une entreprise est accaparée par la collaboration au détriment de la coopération, moins elle est robuste et durable. Plus elle sera rivée à la création de valeur pour l’actionnaire, moins elle développera le bien-être et la formation de ses salariés, l’investissement et, finalement, l’innovation. Et plus elle œuvrera, par des comportements de sécession (sociaux, fiscaux et moraux), au délitement des sociétés humaines qui rendent pourtant possible son activité.

Vous dites que la coopération s’inscrit plus largement dans une démarche foncièrement humaine : en quoi est-elle selon vous un « connais-toi toi même » et une source de sagesse ?

Les femmes et les hommes coopèrent avant tout pour améliorer leur connaissance d’eux-mêmes, des autres et du monde. La coopération telle que je l’entends désigne bien autre chose que la simple aptitude à mettre en commun ses forces ou ses neurones pour survivre et procréer. C’est la capacité distinctive des humains à s’associer pour apprendre et connaître, et non pas seulement pour vivre ni même pour faire. Les humains savent aujourd’hui coopérer avec de parfaits étrangers à l’échelle planétaire, et même apprendre à d’autres espèces à collaborer avec eux et entre elles.

Mais nous ne sommes pas nés coopérateurs, nous le sommes devenus. Et nous n’avons pas trouvé notre inspiration dans le monde du vivant : il y a une rupture fondamentale entre l’espèce humaine et les autres dans la capacité que nous avons, non pas seulement de reproduire les comportements coopératifs observés chez nos aînés, mais de construire des institutions durables et réformables utiles à la coopération de chaque humain avec tous les autres, au-delà des liens du sang.

“La coopération humaine est une quête de connaissance partagée”

La coopération humaine est sans équivalent dans le monde du vivant, parce qu’elle est une quête de connaissance partagée plus qu’une simple collaboration limitée à l’accomplissement en commun d’une tâche nécessaire. Les humains coopèrent effectivement pour un bénéfice, mais ce bénéfice est le savoir, et son utilité comme son efficacité leur sont inconnues au moment où ils choisissent de coopérer plutôt que de faire sécession. Loin d’être une machine sociale visant l’utilité et l’efficacité, la coopération prend donc la forme d’une intelligence collective à but illimité.

En quoi la coopération serait-elle cependant menacée et la collaboration en passe de devenir prédominante, notamment dans le monde du travail ? 

Nous vivons un échec collectif : nous avons construit ensemble des sociétés inégalitaires, fragmentées, balkanisées même, dans lesquelles, à titre individuel, nous ne voulons plus vivre. Il y a donc un paradoxe entre les volontés personnelles et la volonté collective. J’interprète ce paradoxe dans mon ouvrage L’Impasse collaborative à la lumière d’une crise profonde de la coopération, qui se cache et grandit derrière l’apparent âge d’or collaboratif dont on voit partout les signes (en entreprise, à l’école, en politique).

“À l’ombre du ‘management collaboratif’ se développe un double isolement qui contribue à ce que j’appelle ‘l’épidémie de solitude’

Dans le monde du travail notamment, à l’ombre du « management collaboratif » se développe un double isolement qui contribue à ce que j’appelle « l’épidémie de solitude » : de nouvelles contraintes de travail isolent de plus en plus les individus de leurs familles, de leurs amis, autrement dit de leur réseau de sociabilité (qui est le facteur majeur du bonheur des personnes), tandis que, sur le lieu de travail lui-même, la solitude grandit en parallèle. Se superposent donc un isolement social par le travail et une solitude au travail. C’est le paradoxe d’une hyperconnexion numérique et d’une déconnexion sociale de plus en plus marquée.

L’étude historique et sociologique de sociétés coopératives – ou modèles – vous a-t-elle permis d’identifier de bonnes et des mauvaises pratiques en la matière ?

Grâce aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La « révolution des communs » initiée par Ostrom part du postulat que ce sont les individus eux-mêmes qui décident de changer de comportement et deviennent coopératifs en adoptant des règles et des attitudes de réciprocité fondées sur leur propre expérience.

“Le développement des inégalités sociales agit comme un acide sur la coopération humaine”

Face à chaque nouveau défi, ils réinventent les institutions de la coopération à partir de principes de justice, ce qui conduit au bien commun. À travers ce qui s’apparente de prime abord à une collaboration limitée à un objet précis (la préservation d’un lac ou d’une espèce animale), les communautés humaines découvrent la façon de se gouverner selon des règles qu’elles considèrent comme équitables. À l’inverse, le développement des inégalités sociales agit comme un acide sur la coopération humaine.

Comment peut-on aujourd’hui mettre en place un système coopératif, dans une entreprise notamment, qui encourage une certaine forme d’intelligence collective et une bonne dynamique de groupe ?

En reconnaissant qu’une entreprise n’est pas une machine, ni à produire ou à faire l’argent, c’est plutôt un écosystème. Une entreprise est une association humaine née pour faire vivre une idée dans le respect des règles du jeu social. L’objet social de l’entreprise ne peut pas se limiter à utiliser du travail pour le transformer en capital. Henry Ford disait qu’une entreprise qui ne fait que de l’argent est une entreprise pauvre ! L’intelligence collective d’une entreprise doit être externe comme interne : externe, par sa contribution aux biens communs, interne, par sa contribution au bien-être humain. C’est ça l’économie du XXIe siècle, dont je trace les grandes lignes dans mon livre L’Impasse collaborative : la coopération pour le bien-être.

Eloi Laurent

Éloi Laurent  est économiste. Il est l’auteur de L’Impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération (Les Liens qui Libèrent, 2018).Photo © Cécile Muzard

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